Texte faisant référence aux combats de 1917 au Chemin des Dames (Aisne).

Le "plateau" dont il est question est le plateau de Californie qui surplombe le village de Craonne, théâtre des combats parmi les plus violents dans les premiers jours de l'offensive Nivelle du 16 avril 1917. Celle-ci avait pour but d'entraîner la "percée" des lignes allemandes et, en rompant avec la guerre des tranchées, de permettre une victoire française.

La force des positions allemandes sur les hauteurs ainsi que la démesure du plan entraînèrent un échec complet. Par la suite, dans un contexte marqué par le limogeage de Nivelle, la première Révolution russe et une importante série de grèves à l'arrière, des refus collectifs d'obéissance (on parle des "mutineries") éclatent dans plus de la moitié des unités combattantes.

C'est à cette indiscipline que fait allusion le dernier couplet qui assure que "les troufions [les soldats] vont tous se mettre en grève". Il faut noter que certains soldats eux-mêmes employèrent le vocabulaire de la grève lors des mutineries. l'un d'eux écrit: "Il y a un peu de scandale en ce moment et c'est un peu général partout. Un certain genre de grèves, quoi!"

(Rapport du contrôle postal, 9 juin 1917, archives du SHDT 16N1521).

Cependant, le texte, fruit d'une élaboration lente et de l'amalgame de plusieurs versions, ne fait pas référence qu'à l'échec de 1917. Il contient aussi des allusions au quotidien des tranchées: le moment crucial de la "relève" qui signifie la fin du danger pour les uns et le risque de mort pour ceux qui "vont chercher leur tombe", la permission qui permet de voir les "embusqués" (pour les combattants, les hommes échappant indûment au conflit) sur les "boulevards" parisiens; l'opposition souvent fortement ressentie (mais grossie pour les besoins de la chanson) entre civils protégés ("civelots") et fantassins exposés ("purotins"). Ce texte, anonyme, se chante sur un air qui ne l'est pas. Il vient de la transformation progressive par des soldats d'une valse à succès de 1911, Bonsoir m'amour. Cette dernière avait été écrite par René Le Peltier sur une musique de Charles Sablon. Voici les paroles initiales:

Bonsoir m'amour (1911)

Un joli teint frais de rose en bouton, Des cheveux du plus beau blond, Ouvrière humble et jolie, Ell' suivait tout droit sa vie, Lorsqu'un jeune homm' vint, comm' dans un roman, Qui l'avait vue en passant, Et qui, s'efforçant de la rencontrer, S'était mis à l'adorer. Et, timide, un soir que la nuit tombait, Avec un sourire il lui murmurait :

Bonsoir m'amour, bonsoir ma fleur, Bonsoir toute mon âme ! O toi qui tient tout mon bonheur Dans ton regard de femme ! De ta beauté, de ton amour, Si ma route est fleurie, Je veux te jurer, ma jolie, De t'aimer toujours !

Ça fit un mariage et ce fut charmant ; Du blond, du rose et du blanc ! Le mariag' c'est bon tout d'même Quand c'est pour la vie qu'on s'aime ! Ils n'eur'nt pas besoin quand ils fur'nt unis D'faire un voyag' dans l' midi : Le midi, l'ciel bleu, l'soleil et les fleurs, Ils en avaient plein leur cœur. L' homme, en travaillant, assurait l'av'nir Et chantait le soir avant de s'endormir :

(refrain)

Au jardin d'amour les heureux époux Vir'nt éclore sous les choux, Sous les roses ou sous autr'chose De jolis p'tits bambins roses… Le temps a passé, les enfants sont grands, Les vieux ont les ch'veux tout blancs Et quand l'un murmure : "y a quarante ans d'ça !" L'autre ému répond : "Déjà !" Et le vieux redoute le fatal instant Où sa voix devrait dire en sanglotant :

Adieu, m'amour! adieu, ma fleur ! Adieu toute mon âme ! O toi qui fit tout mon bonheur Par ta bonté de femme ! Du souvenir de ses amours L'âme est toute fleurie, Quand on a su toute la vie S'adorer toujours !

Si les premières étapes de la transformation sont peu claires, on sait qu'une version modifiée de cette chanson est apprise par coeur et transmise oralement parmi les combattants existe dès 1915. Elle prend alors le nom de Chanson de Lorette, du nom des violents combats qui ont lieu en Artois, autour de Notre-Dame de Lorette, au printemps 1915. Par la suite, et parmi ses variantes qui montrent une élaboration progressive, on peut citer celle-ci qui fait allusion aux combats de Verdun en 1916:

Quand on est au créneau Ce n'est pas un fricot, D'être à quatre mètre des Pruscos. En ce moment la pluie fait rage, Si l'on se montre c'est un carnage. Tous nos officiers sont dans leurs abris En train de faire des chichis, Et ils s'en foutent pas mal si en avant d'eux Il y a de pauvres malheureux. Tous ces messieurs-là encaissent le pognon Et nous pauvres troufions Nous n'avons que cinq ronds.

Adieu la vie, adieu l'amour, Adieu toutes les femmes C'est pas fini, c'est pour toujours De cette guerre infâme C'est à Verdun, au fort de Vaux Qu'on a risqué sa peau Nous étions tous condamnés Nous étions sacrifiés

Certains termes demandent un éclaircissement: le "créneau" est une ouverture dans le parapet de la tranchée qui permet le tir et l'observation sur la tranchée adverse; les "Pruscos" sont une désignation de l'ennemi (les Prussiens), enfin le fort de Vaux est un des hauts lieux de la ténacité des combattants français lors de l'offensive allemande sur Verdun entre février et juin 1916.

Ensuite, c'est en 1917 que se stabilise progressivement le texte. On peut citer ici plusieurs variantes inédites retrouvées dans les archives du Service Historique de la Défense (SHDT 16N1552).

Dans le dossier des "lettres saisies" à l'été 1917, et sans plus de précision sur les auteurs ou les destinataires, on trouve ainsi quatre versions de la Chanson de Craonne mises par écrit par des combattants. Les titres varient: l'une s'intitule encore "Sur le plateau de Lorette", une autre "Les sacrifiés de Craonne", une autre encore "La vie aux tranchées". Voici la variante la plus significative, ainsi qu'une reproduction de certains de ces documents:

Nous voici partis avec sac au dos On dit adieu au repos Car pour nous, la vie est dure C'est terrible je vous l'assure A Craonne là-haut On va se faire descendre Sans même pouvoir se défendre Car si nous avons de très bons canons Les boches répondent à leur son Forcés de tenir, et dans la tranchée Attendant l'obus qui viendra nous tuer