Une révolte des colons en 1934 donnera à un journaliste, Alexis Danan 1, matière à un livre. « La révolte, au milieu de l'été 34, avait consisté en ceci. On avait, pour le dîner, servi la soupe sur la table du réfectoire. Au claquement de mains réglementaire, les enfants s'étaient assis. Au second signal, le repas commença. Un silence absolu était de rigueur. » Mais un enfant, avant de manger sa soupe avait mordu dans son morceau de fromage. « Les surveillants, d'un même mouvement, bondirent poings en avant sur l'hérétique. Ils lui martelèrent la tête, le jetèrent à terre et lui écrasèrent la face et le corps à coup de talons ... Les autres colons, à l'appel des caïds, réagirent à cette scène barbare par une explosion qui serait allée jusqu'au meurtre, si on avait eu des armes. » Après avoir détruit le réfectoire, les enfants se dispersèrent dans la campagne. « Nous étions en plein été. Quand la révolte fut connue, des touristes s'indignèrent. Mais leur zèle ne connut plus de limites, quand le tambour de ville eut annoncé qu'une prime de vingt francs serait versée par enfant ramené au fort. Du coup, les chasseurs de crabes se muèrent en chasseurs d'enfants. »

Cette affaire fit grand bruit dans les gazettes, et inspira une chanson à Jacques Prévert : Le fantôme des maisons de redressement

Sans attendre, le ministre français de l'éducation, M. Luc Ferry, et celui de l'intérieur, M. Nicolas Sarkozy ont annoncé la création de centres fermés pour les adolescents. Comme si l'on pouvait éduquer un délinquant en l'enfermant. Depuis le XIXe siècle, toutes les expériences d'internement ont échoué. En fait, les lois ont oscillé entre peine et éducation, suivant le regard porté sur les jeunes, parfois considérés comme des enfants coupables à punir plutôt que comme des enfants victimes à protéger et à insérer.

Par Jacques Bourquin :

Quand on parle de protection de l'enfant, s'agit-il de se protéger contre le jeune plutôt que de le protéger de lui-même ? Ce débat jalonne l'histoire de l'intervention auprès des mineurs où la tentation des centres fermés réapparaît régulièrement...

Dès la Révolution française, la législation est centrée sur la peine éducative et prévoit des maisons d'éducation correctionnelle dont les premières apparaîtront sous la Monarchie de juillet (1830-1848). En attendant, les jeunes resteront en prison, mêlés avec les adultes.

En 1836, dans le souci de séparer les mineurs des majeurs sera ouverte la maison d'éducation correctionnelle de la Petite-Roquette à Paris, inspirée d'un modèle américain rapporté par Tocqueville en 1831. C'est une prison cellulaire pour mineurs délinquants, vagabonds et enfants relevant de la Correction paternelle (1). Dans un premier temps, on y privilégie le régime cellulaire la nuit, et dans la journée les jeunes détenus travaillent en silence en atelier, ils reçoivent une instruction élémentaire et religieuse. Le voeu du législateur de 1791 est réalisé : lier la peine à l'éducation.

Pourtant, très vite, la Petite-Roquette évoluera vers l'encellulement intégral, jour et nuit. Dans une conception très religieuse, l'isolement et le silence apparaissent comme des gages d'amendement destinés à favoriser « le recueillement et la contrition » (2). A la même époque, on enferme les « filles perdues » dans les Bons Pasteurs, lieux intermédiaires entre le couvent et la prison.

Puis au silence rédempteur de la Petite-Roquette se substitue la « nature rédemptrice », avec la création des colonies agricoles qui inaugurent un espace hors de la prison pour les mineurs de justice (voir « Un siècle et demi de va-et-vient »). Si, au moment de leur création, elles ont pu apparaître comme une alternative à la prison, elles n'en sont, en fait, que le prolongement.

Avec l'évolution de la prolétarisation des villes, le régime se durcit. On ne croit plus guère à l'efficacité de la prison qui amende, mais à celle qui sanctionne. A la pitié succède progressivement la peur sociale.

Petit à petit, l'image de l'enfant pauvre et vagabond, de « l'innocent coupable », est remplacée par celle de l'enfant criminel en référence aux nouvelles théories du « criminel-né ».

En 1860, l'heure n'est plus aux projets d'éducation, il n'y a plus que le châtiment et l'enfermement dans des colonies pénitentiaires publiques, des prisons qui ne disent pas leur nom.

L'Etat en multiplie la création, les mineurs y sont placés de très longues années, dans une simple logique d'exclusion et de punition : les dortoirs sont progressivement compartimentés en « cages à poules grillagées ». Le travail n'est plus, comme trente ans auparavant, guidé par un souci d'apprentissage, il est devenu un élément de la peine. « Il faut soumettre l'enfant », écrit le directeur de l'administration pénitentiaire, en 1890, « s'il continue à fauter, c'est que la discipline n'est pas suffisante ». On renforcera le dressage en intensité et en durée... les bataillons disciplinaires, dans le cadre de l'armée, prendront le relais et poursuivront... l'oeuvre de redressement !

À la rencontre du XIXe et du XXe siècle, l'importance accordée par la IIIe République à l'éducation et la protection de l'enfance, les premiers travaux de psychologie sur la jeunesse délinquante, et la constitution dans les tribunaux de comités de défense des enfants feront évoluer la législation, telle la loi de 1912 qui instaure le premier tribunal pour enfants. Cela n'aura aucun effet sur les colonies pénitentiaires. Un journaliste, Louis Roubaud, les dénoncera violemment dans un ouvrage publié en 1925, Les Enfants de Caïn : il y évoque ces « écoles professionnelles qui ne sont en fait que des écoles du bagne » et « la férocité des colons qui n'a d'égal que la dureté du régime disciplinaire ». La révolte des colons de Belle-Ile-en-Mer, en 1934, sera à l'origine des vigoureuses campagnes de presse menées par un autre journaliste, Alexis Danan. Elles amèneront le législateur, un an plus tard, à dépénaliser le vagabondage des mineurs et à prévoir des mesures d'assistance éducative.

L'opinion publique prendra fait et cause pour les réformes. A cette époque, il est vrai, la délinquance des mineurs n'inquiète guère, elle est faible : peu d'enfants étant nés pendant la guerre, il y a peu d'adolescents en 1935. Les premières réformes auront lieu en 1937-1938, avec la collaboration de la direction de l'enseignement professionnel. Les mineurs délinquants sont réinscrits dans un cycle pédagogique normal. Toutefois, il faudra une bonne vingtaine d'années pour que ces institutions se dégagent totalement de la référence pénitentiaire.

D'énormes cocottes-minute prêtes à exploser L'ordonnance du 2 février 1945, si souvent évoquée, repose sur la priorité donnée à la mesure éducative sur la mesure pénale, qui reste exceptionnelle. Un pas semble avoir été franchi : il n'y a plus d'ambiguïté entre la peine et la mesure d'éducation. Dans la continuité de ce texte est créée, au ministère de la justice, une direction de l'éducation surveillée, totalement autonome de l'administration pénitentiaire.

Au lendemain de la guerre, l'éducation surveillée dispose de trois types de réponses en internat :

  1. les centres d'observation, qui servent à apporter au juge des éléments sur la personnalité de l'enfant et sur ses parents.
  2. les institutions publiques d'éducation surveillée (IPES), installées le plus souvent dans d'anciennes colonies pénitentiaires, dont on a fait tomber le mur d'enceinte. Elles reçoivent 200 jeunes, placés par les juges, avec un objectif de formation professionnelle (2 à 3 ans) et de socialisation par une vie de groupe, animée par des éducateurs. Ces institutions non fermées cherchent à rééduquer.
  3. les internats correctifs. Très proches des colonies pénitentiaires, ils accueillent des mineurs condamnés et des indisciplinés des IPES. On est dans une logique de peine et de redressement, l'intervention éducative reste aléatoire. Trop répressifs, ces internats ne s'inscrivent plus dans des orientations pédagogiques.

Ils seront fermés en 1951. A partir de cette date, l'éducation surveillée ne recevra plus des mineurs condamnés à des peines de prison, mais seulement ceux faisant l'objet de mesures d'éducation. On est dans l'esprit de l'ordonnance de 1945 : la peine de prison relève de l'administration pénitentiaire, et la mesure éducative de l'éducation surveillée, privée et publique.

Préoccupée par le problème des récidivistes et les mineurs récalcitrants aux IPES, l'éducation surveillée ouvre, en 1952, deux institutions spéciales (ISES), des prisons désaffectées dont on scie les barreaux. Chaque établissement reçoit 15 à 20 élèves, pour une durée de six mois ; on insiste sur l'apprentissage artisanal à l'extérieur, et sur la nécessité d'une action pédagogique individualisée en collaboration avec le secteur psychiatrique. C'est l'ouverture timide vers un travail pluridisciplinaire. L'un des centres - celui des Sables-d'Olonne - fermera en 1958, après des incidents avec la population des vacanciers ; le lieu n'était peut-être pas très bien choisi.

Le second deviendra foyer pour adolescentes difficiles.

Toutefois, à partir de 1958, la hausse de la délinquance des jeunes commence à inquiéter les pouvoirs publics, bien que celle-ci s'explique démographiquement après les effets du baby-boom de la fin de la guerre. Les phénomènes de bandes, les « blousons noirs », accentuent dans l'opinion publique le sentiment d'un malaise de la jeunesse. L'éducation surveillée, qui est pourtant en train de s'engager dans des politiques de prévention, retourne vers les structures pénitentiaires.

Pour de nombreux juges des enfants et éducateurs, il s'agit d'un retour en arrière.

Des quartiers de mineurs sont gérés par l'éducation surveillée dans les prisons sous le nom de centre spécial d'observation de l'éducation surveillée (Csoes). Il s'agit, écrit-on, de « conjuguer la détention préventive avec une structure éducative ».

Cela amène les juges d'instruction, de plus en plus saisis des affaires de mineurs, à privilégier ce type de placement qui paraît offrir à la fois des garanties éducatives et sécuritaires. On y trouve de nombreux délinquants primaires, souvent voleurs de véhicules à moteur. A Fresnes (Val-de-Marne), 60 places sont prévues, à raison d'un jeune par cellule ; en 1963, 180 jeunes y sont entassés, soit 3 mineurs par cellule. Pour limiter ce surnombre endémique, dès leur 18 ans, les mineurs sont transférés à la prison des adultes. Il en sera de même pour les récidivistes de 17 ans après leur période d'observation.

Bilan : selon une étude sur les Csoes, en 1966, seuls 14 % des mineurs font l'objet d'une mesure éducative à l'issue de leur placement, pour les autres la sanction ne débouche sur aucune amorce de traitement. Au moment de leur fermeture en 1979, un rapport d'inspection conclut que « 40 % des mineurs passés au Csoes auraient pu être observés ailleurs » et témoigne «du danger de l'existence des centres fermés». La tentation sécuritaire se poursuit avec la création des centres d'observation de sécurité (COS) en 1970. Les objectifs sont notamment de contribuer à la diminution de la détention provisoire, qui a augmenté dans les années 1960 deux fois plus vite que la délinquance juvénile, et de permettre une observation d'un à deux mois. Il ne s'agit pas d'une structure pénitentiaire, mais l'aspect extérieur n'en est pas moins ambigu, avec des grilles de fermeture, un mur d'enceinte, des verres triplex... Dernier directeur de ce type de centre à Juvisy, Jean Guéry a évoqué, récemment, la violence larvée qui y régnait : « La concentration en un lieu si délimité de jeunes si semblables dans leurs troubles faisait ressembler l'établissement à une énorme cocotte-minute, toujours sous pression, prête à exploser à tout moment (3). »

Sur 735 jeunes observés à Juvisy entre 1970 et 1976, 60 % se retrouvaient en prison, deux ans après leur passage (4). Pour beaucoup, le centre n'était que le prélude à une carrière délinquante. L'échec du COS amènera l'abandon de l'aspect fermé et sécuritaire de ces institutions.

Une autre expérience plus centrée sur le traitement sera le centre fermé de Vauhallan, ouvert, en 1970, par le docteur Roumajon, ancien psychiatre du quartier des mineurs de Fresnes. y sont dispensés des soins avec des actions individualisées médicales, éducatives, psychologiques.

Les personnels constateront pourtant que ce type d'établissement a « plus convenu à des jeunes à tendances psychotiques, mais qu'il a par contre développé l'angoisse des mineurs délinquants, avec une multiplication des comportements de violence et des tentatives de suicide ». L'expérience prendra fin en 1974.

A cette date, un rapport du président du tribunal pour enfants de Paris au garde des sceaux (5) conclut :

« Les établissements fermés sont des échecs et des dépotoirs. (...) L'action éducative nécessite pour les plus jeunes du temps, des zones de libertés, elle n'est pas conciliable avec le milieu fermé. » Quatre ans plus tard, le ministre de la justice, Alain Peyrefitte, préoccupé par l'augmentation de la détention provisoire des mineurs et la récidive qu'elle génère, met fin à l'expérience des Csoes dans les prisons. En 1985, un nouvel article, ajouté à l'ordonnance de 1945, rend obligatoire l'avis du service éducatif auprès du tribunal, qui propose, pour chaque mineur, des mesures alternatives à l'incarcération.

Le centre fermé répond surtout à des exigences d'ordre public qui en font un simulacre de prison. Les mesures de protection judiciaire ne doivent pas exclure les mineurs de leur adolescence, la délinquance juvénile n'étant souvent qu'un phénomène passager aggravé par de lourds handicaps sociaux et culturels. Le mineur délinquant a autant besoin d'accueil, d'écoute, de formation, de travail que d'un apprentissage des limites et des frontières dans des lieux qui ne soient pas des lieux d'exclusion. L'expérience des centres fermés nous montre bien la différence entre un lieu de contention qui relève de la prison et de l'enfermement, et un lieu d'éducation qui rend possibles l'apprentissage de la loi et l'acceptation des limites. C'est dans cette voie éducative que la protection judiciaire de la jeunesse trouve sa légitimité.

Les centres de placement immédiat (CPI) et les centres d'éducation renforcée (CER), créés ces dernières années, s'efforcent d'apporter des réponses auprès des jeunes les plus déstructurés. Ils ont besoin d'un accompagnement permanent dans des petites structures non fermées qui associent observation, relation individuelle, vécu de groupe et travail avec les familles. La direction de la protection judiciaire de la jeunesse n'en est qu'à l'heure des premiers bilans. Ces nouvelles structures n'auront toutefois un sens que, si, à l'issue de ces séjours courts (de trois à six mois), on organise un véritable suivi éducatif.

Un magistrat, pionnier de l'éducation surveillée, Paul Lutz, écrivait en 1947 : « Il y a rééducation dans la mesure où le risque éducatif est encouru. » Prenons le risque de l'éducation.

-- Jacques Bourquin